Longtemps, les scientifiques ont cru que le cerveau, une fois mature, se
caractérisait par la stabilité de ses connexions, jugées immuables. Depuis une
trentaine d'années, cette vision de la structure et du fonctionnement cérébral
a volé en éclats.
Grâce à la plasticité cérébrale, le cerveau modifie l'organisation de ses
réseaux de neurones en fonction des expériences vécues par l'organisme.
Le
cerveau est « informable » et déformable. Ainsi,
s'il était le réceptacle de souvenirs figés qui remonteraient à la surface
après avoir été extraits de la « boîte » où ils dormaient, comment,
par exemple, reconnaîtrions-nous une personne que nous n'avons plus côtoyée
depuis des années ? Sans un cerveau « plastique », à même de
remodeler ses connexions en fonction de facteurs environnementaux et
contextuels, de « remettre le passé au goût du jour », ce serait
impossible.
Darwinisme neuronal
Le
cerveau est donc en perpétuel remaniement, et la plasticité suggère un grand
jeu de construction et de démolition. Gerald Edelman, prix Nobel de médecine en
1972, parle de darwinisme neuronal. En effet, parmi tous les chemins neuronaux
possibles entre deux aires cérébrales, le plus efficace sera sélectionné et
consolidé en vue d'une réutilisation ultérieure.
Ce
processus, que le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux qualifie d'épigenèse par
stabilisation sélective des neurones et des synapses, connaît son apogée durant
la petite enfance. Dès la dix-huitième semaine de la grossesse, la plupart de
nos 100 milliards de neurones, dont une fraction importante va mourir,
principalement durant la période fœtale, sont constitués et ont trouvé leur
destination.
Traits
d'union entre ceux-ci, les connexions synaptiques, elles, prolifèrent alors de
façon exubérante. Sous l'influence des expériences vécues par l'enfant in
utero et pendant ses premières années de vie, nombre d'entre elles,
redondantes ou « non pertinentes », vont être éliminées, tandis que
d'autres vont se consolider.
La
fin des périodes critiques du développement ne sonne évidemment pas le glas de
la plasticité cérébrale, mais elle réduit l'intensité de ses manifestations.
L'enfant doit tout apprendre (marcher, parler...), il est vrai, alors que
l'adulte jouit déjà de nombreux acquis.
Tel
qu'il se dévoile à chaque instant, notre cerveau est le produit de nos gènes et
des modifications permanentes que lui impose notre histoire individuelle. Les
premiers en déterminent le patron général et président à son précâblage.
En
réglant son organisation fine au gré des expériences vécues par l'organisme, la
plasticité, elle, est le gage de notre adaptabilité et de notre
individuation. Jamais il n'existera de clones ni de jumeaux vrais
identiques aux niveaux cortical et comportemental.
La
plasticité synaptique implique cependant une balance entre stabilité et
remodelage, sinon, faute d'invariants, le cerveau serait sans cesse
déstructuré et la mémoire, par exemple, d'une extrême labilité. En un sens, le
siège de nos pensées suggère le bateau de Thésée qui, perpétuellement réparé,
était toujours différent tout en restant à peu près le même.
D'une
certaine manière, la plasticité est aux ordres de l'environnement. Des études
ont montré l'importance que revêt, déjà, le milieu intra-utérin pour un bon
développement cérébral. Ainsi, l'enfant qui naît d'une mère dénutrie possède
moins de neurones, ce qui influe sur ses capacités intellectuelles.
La
plasticité n'en demeure pas moins la clé de voûte de nos apprentissages et un
facteur essentiel de progrès et de survie. Comprendre comment le cerveau évolue
en fonction de nos expériences permettrait vraisemblablement des avancées
majeures, notamment dans les sphères de la psychologie et de la pédagogie,
puisque des modifications de l'activité synaptique seraient à la base des
processus d'apprentissage et de mémorisation.
Ainsi,
l'équipe de Martial Van der Linden, neuropsychologue aux universités de Genève
et de Liège, est parvenue il y a quelques années à apprendre le traitement de
texte à A.C., patient amnésique qui ignore encore comment il a acquis les
connaissances indispensables.
Les
chercheurs ont travaillé par conditionnement, exploitant sa mémoire
procédurale*, restée intacte, pour pallier la déficience de sa mémoire
épisodique lésée. Une façon d'exploiter la plasticité cérébrale.
On
sait aussi, par exemple, que les cellules greffées chez des parkinsoniens
établissent des connexions, mais avec un résultat thérapeutique mitigé à
l'heure actuelle. Bref, dans la sphère réparatrice, la neuroplasticité a ses
limites, et les mécanismes mis en œuvre gardent une grande part de mystère.
Quatre types de plasticité
Jordan
Grafman, du Centre des neurosciences cognitives, à Bethesda (Etats-Unis),
distingue cependant quatre types de plasticité fonctionnelle, qui demeurent
néanmoins hypothétiques. Un premier mécanisme d'adaptation après lésion serait
la prise en charge du déficit par la région homologue de l'autre hémisphère,
censée remplir une fonction primaire et une fonction secondaire.
Dans
ce cadre, Harvey Levin, du Baylor College of Medicine, à Houston, s'est
intéressé au cas d'un adolescent qui n'éprouvait pas de difficultés
visuo-spatiales en dépit d'une lésion pariétale droite très importante survenue
lorsqu'il était très jeune. Par contre, ce garçon peinait en calcul. D'où
l'idée que le lobe pariétal gauche se serait substitué au droit, au prix
d'interférences touchant sa fonction primaire (le calcul).
Deuxième
mécanisme envisagé par J. Grafman : une région qui ne reçoit plus
d'entrées sensorielles peut « se reconvertir » et accueillir des
inputs d'un autre type** ? Citons le cas de l'aveugle de naissance
lisant en braille, chez qui s'activent des régions occipitales en principe
dévolues à la vision.